samedi 13 août 2011

Pourrir est un luxe

Pourrir est un luxe qu’on ne peut se payer indéfiniment, à Kaosopolis.

Dounia flottait depuis longtemps. Impression étrange de se tenir en bordure du réel. Tout était donc vrai. Cette injection que lui avait faite le chicanos de la 54e, quelques jours avant qu’elle ne crève. Cette injection pas nette, pas comme d’habitude. De la merde coupée avec du solvant, elle avait pensé. Dunia nunca mueren, Dunia no se pudre, avait marmonné le chicanos en léchant l’avant-bras tuméfié du travelo.
Le jour d’ensuite, tout c’était passé très vite. Douleur vive. Le corps inerte. Les tripes éparses. Les heures qui passent. Les pleurs. Les cortèges souterrains, les prosternations. Dounia enfermée, comme contenue dans son corps inerte. Un engourdissement. Les mouches. L’humidité. Le froid. Une enfant qui pleure. Rex. Jones. Le lapin. La merde, quoi.
Un an s’était écoulé, la ville entière la croyait morte. Elle y aurait sans doute cru aussi, à sa propre mort, si ce n’était des paroles du chicanos, qui résonnaient dans son esprit
Dunia no se pudre, transmigración del espíritu

Dounia flottait depuis trop longtemps. Le temps était venu pour elle de reprendre du service.

dimanche 28 février 2010

Un piège à fauves

Un tintement de clés. Rex pousse la grille. Les cheveux me collent aux tempes, s’immiscent dans ma bouche. Chaleur. Un goût de sel. Le sang pulse aux doigts. Dounia est quelque part, quelques mètres plus bas. Là-haut, Kaosopolis bourdonne, nous a déjà oubliés. Une clameur monte, ils sont plusieurs à scander de vieux trucs révolutionnaires. Rex a été catégorique. Je ne peux pas rester. Funérailles de merde, une odeur rance comme un piège à fauves. Noirceur totale. Rex me pousse sans ménagement. Mes épaules frôlent les parois ruisselantes, arpentent et lisent l’espace, sont mes yeux: ici, des concrétions, là, des béances. Nous trébuchons entre les tôles froissées, entre les bouteilles qui roulent. Des escaliers de mousse. Attention, ça descend et ça tourne . Combien de marches ? J’ai perdu le compte. Le froid s’engouffre.

Vif, Rex retire le sac de ma tête. Devant, un couloir irrégulier constitué de niches de terre grossièrement creusées. Dans chaque renfoncement, des corps nus, déséchés. Au bout, une pièce vaguement circulaire où s’agitent une dizaine de silhouettes. Entre elles, Dounia apparaît, luisante comme une poupée de cire. Les lueurs de torches électriques soulignent sa peau tendue de reflets bleus, irréels.– Eve, je te présente la garde rapprochée de Dounia. Ils vont t’amener ailleurs pour quelques temps. C’est pour ton bien.

Rex frappe fort. Frappe juste. Bruit sourd. Je m’affale. Douleur. La nuque n’encaisse pas, c’est ma tête qui craque. Tout près, un enfant pleure. Les silhouettes se brouillent, tout se dissout.

samedi 6 février 2010

Quand Rex s'en mêle...

Une nuit de plus sans somnifères et je pète les plombs. Vais devoir descendre trouver de quoi dormir.

Rex déteste mes petites escapades nocturnes. Il doit encore faire les cent pas dans le hall. Vais devoir emprunter l'échelle de secours

Pas de veine, il est planté là, trois mètres plus bas, les bras croisés.

Vieux connard, toujours fourré là où on ne s'y attend pas.

-Allez, petite idiote, rentre, je t'offre un verre. Faut qu'on règle deux ou trois trucs

Il crache par terre et grogne: «Faudra bien qu'on se débarasse du corps une fois pour toutes. Ça attire la vermine»

«Attar, y serait temps que je te montre les sous-terrains du Moon. Le corps de Dounia y sera très bien. C'est ce qu'elle aurait voulu»

Une trappe derrière le comptoir. Rex est vif pour son âge. Je connais rien de lui. Connaissais-je seulement vraiment Dounia ?

Il referme la trappe : « Tu pensais quand même pas que c'était là ? »

-Monte d'abord préparer le corps, Attar. Enroule-le dans tout ce que tu trouves. Moi, j'ai encore un ou deux appels à faire.

Et il pensa pour lui:

-Avertir les autres, préparer la Crypte B sous l'Avenue des Martyrs à l'angle de Babel

-Faudra un truc sobre, sans tapages. Pas question d'attirer l'attention sur ceux qui restent. Summers me chierait à la face pour une bavure de la sorte.

-Puis faudra éloigner Eve. Pas question qu'elle voie les autres maintenant. Trop risqué.

-Ce petit con de Victor, si seulement il était là...

mercredi 3 février 2010

Victor-le-Bègue


Quand le sommeil m’échappait, je grimpais sur le toit du Moon. De là, on voyait la découpe incertaine des immeubles crades et des buildings de verre léchés de néons intermittents. Jeu de surfaces. Le toit était tiède, graveleux. Une odeur de bitume. Des roches infimes s’incrustaient sous mes cuisses. En me concentrant, j’arrivais à voir le ciel derrière les fils grésillants et les masses fuyantes du brouillard qui étouffaient la ville. Le sommeil me repoussait chaque jour davantage. Mes réserves de somnifères étaient à sec.

Nouvelle nuit sur le toit. En face, le Dark Lolita absorbe le regard et baigne le quartier d’ombres diffuses. Combien de chambres, combien de gestes répétés ? Et ces souffles courts, ces cris étouffés, on les croirait poussés par les murs, on jurerait voir l’hôtel se soulever au rythme des halètements. Le Dark Lolita. La chambre DL-08. Victor. J’en garde des souvenirs parcellaires. Étrange la mobilité de cette mémoire où les détails ne sont jamais vraiment ce qu’ils sont. Images instables comme autant d’amas déliés.

Victor détestait me voir prendre ces somnifères :

Dis, p-p-petite, rien pour s-s-soigner tes euh… oublis, ces c-c-comprimés à la c-c-con que tu t’enfiles comme si ta v-v-vie en dépendait.

Ta gueule Vic.

Victor. Je l’avais immédiatement remarqué. Ses allées et venues entre le Dark Lolita et la laverie, toujours aux mêmes heures. Ses pas nonchalants, un sac rempli de draps souillés balancé sur l’épaule. Il avait l’air largué, aussi largué que moi, ça m’avait plu. Je l’ai suivi.

A-a-alors petite. C’est t-t-toi que la Summers a pris sous son aile ? Ça p-parle de toi dans le quartier. T’étais dans un sale état quand ils t-t’ont r-retrouvée. Ça doit bien faire deux mois maintenant… Un entrepôt désaffecté près du p-p-port. Tu as eu de la chance… C’est v-v-rai que tu as tout oublié ? Ta vie d’avant, je v-veux dire…

Une longue cicatrice traçait un méridien incertain sur son front. Le genre de cicatrice qu’on imaginerait mieux sur les lobotomisés d’un autre siècle que sur le visage laiteux d’un jeune bègue timide. Enfin. Les semaines avaient passé. Victor nettoyait les chambres du Dark Lolita et j’allais le rejoindre aux petites heures du matin, porte DL-08. Une chambre quelconque travestie en salle de cinéma miniature. Trois écrans blancs, un lit circulaire dont la base évoquait une bobine de film géante. Un simple bouton permettait de faire tourner le machin à vitesses variables. Ça l’amusait. J’avais bien essayé quelques caresses maladroites mais il semblait ne pas comprendre. Un enfant dans un corps de gaillard. Les yeux brillants, il me montrait son butin : ramassis de slips et de soutifs abandonnés dans les chambres, parfois un bijou de pacotille qu’il m’offrait, fier et satisfait, quelques paquets de clopes entamés, des fonds de bouteille, des pilules, des comprimés qu’on se partageais selon les couleurs : les rouges et les rose pour moi. Les blancs et bleus pour lui.
Pour les bicolores, on tirais à pile ou face. Il gagnait toujours.

Une autre nuit sur le toit. Pas sommeil. En face, le Dark Lolita s’impatiente dans l’attente de ses habituels clients. La chambre DL-08 est désormais libre. Victor n’y est plus, n’a laissé aucune trace. Disparu, volatilisé le même jour que Dounia.

Mes réserves de somnifères sont à sec. Le toit est chaud et la nuit est moite. Au-dessus de ma tête, les fils électriques grésillent comme une mémoire qui cherche son chemin.

mercredi 27 janvier 2010

Le silence des mouches


D’abord un malaise, un inconfort. Puis une sourde évidence : quelque chose ne va pas. Ou plutôt les choses ne se produisent pas comme elles devraient se produire. Le bon sens voudrait qu’à ce moment précis, dans cette pièce, le corps de Dounia frétille de mouches pondeuses, pourrisse dans un festin de larves, s’évanouisse sous des escouades de diptères agrippés à ses moindres orifices, se décline en cinq services pour une horde de convives nécrophages.

Quatre jours depuis son assassinat.

Et pourtant, le corps inerte de Dounia est là, ferme, imputrescible, ses chairs desséchées lui donnent une texture de papier froissé. Un papier froissé... cette page arrachée du Journal de Jimmy Jones. Entre mes doigts, je lis :

(…) La toile représente une femme (ou un homme?), vu de dos des pieds aux épaules, allongé sur un tapis angora; son corps traverse la toile par la diagonale sud-ouest nord-est, le galbe de ces fesses ne permet pas de déterminer l'âge du modèle.

Ce tableau dont parle Jones, je crois me rappeler… un tableau dans un sale état, le cadre rongé par les rats, un foutu vieux tableau, une lacération sur le galbe des fesses. Putain de mémoire à deux balles, où est-ce que j’ai vu cette connerie de tableau ?

vendredi 22 janvier 2010

Le Baiser

Me laver. Heureusement la douche fonctionne encore et je peux me la faire gicler en plein visage pour tenter d'enligner mes pensées. Il faut penser vite, me décrasser, défaire les noeuds dans ma chevelure-spaghetti de gueuse (allez estime-toi bordel tu n'as rien d'une traînée!), me toucher aussi, on ne me touche plus, c'est lamentable.

Ce qui reste de savon: un truc brunâtre que quelques cafards s'arrachent; je laisse l'eau couler sur mon dos, au creux de mes reins et je laisse les bestioles à leur collation. J'ai en tête l'air hébété de Dounia, cette voix de baryton qui résonne en arrière-pensée (ce rire gras), puis je me rappelle un détail, insignifiant peut-être.

J'arrête la douche et je me précipite, nue, vers Dounia.

Ses viscères s'étalent en périphérie de son ventre, un sang bourgogne, presque noir, s'en déverse, et se répand à vitesse réduite et stable de part et d'autre de la victime gisante. Il lui reste, semble-t-il, un dernier souffle: «... le...».

Je me précipite à ses lèvres que j'embrasse pour leur donner une extension de vie; elle se ravive, ses yeux s'illuminent comme ceux d'un loup s'écarquillent alors qu'un véhicule utilitaire sport s'apprête à le happer.

«... le... jour...»

Ses yeux se figent, ce qui annonce son départ définitif.

Je commence à avoir froid. J'arrive trop tard.

Je détourne les yeux de son visage après avoir fermé ses paupières, mon regard se dirige vers son opulente poitrine qui montre quelques repousses de poils ici et là. Dans le soutien-gorge en dentelle noir de Doumia, quelque chose m'alerte. Un bout de page déchirée.

J'y lis «Journal de Jimmy Jones, jour 2».

samedi 16 janvier 2010

Le Nid

Le Nid, c’était la planque de Dounia. Une planque style chambre de bonne dissimulée sous les toits du Moon.
50 mètres carré. On n’y accède que par le monte-charge, que tous croient d’ailleurs condamné depuis l’incident qui laissa, en 1979, Gigi, la fille de l’ancêtre, sans jambes. Fatalité difficile à accepter pour une gamine déjà atteinte de nanisme et d’une forme rare d’excroissance labiale. Elle tiendrait désormais une maison close à N.D Lay, avec son mari, un pied-bot bègue et tyrannique.

Le Nid, une garçonnière fantôme au cœur d’un cinéma anonyme. Un véritable blanc de mémoire architectural. INVENTAIRE : Une table boiteuse, une chaise, un frigo, un lit défait. Des amas de robes insolentes, carnavalesques, léchant des fatras de boas, de sacs en faux croco et de lunettes dépareillées. Sur le sol, des perruques. Partout. Une colonie de méduses blondes, brunes, ambrées et noires avachies aux quatre coins de la pièce.

Punaisé au mur, des dizaines de photos : quelques habitués du Moon, des chats errants, des nus sous-exposés, des autoportraits flous et… une masse informe, une sorte de lapin squelettique avec, à ses pieds, une gamine. Sous tous les angles ces deux-là. Les photos semblent avoir été prises de l’unique fenêtre du Nid, dans la salle de bain. La salle de bain… me laver, trouver un truc à porter dans ce foutoir et après, m’occuper du paquet.